[Confédération][2] Rêves Mécaniques
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction , Action
Status : Terminée
Note :
Chapitre 23
Publié le 05/01/13 à 00:26:43 par Gregor
3.
(2/2)
Le voyage de retour fut une semi-conscience tiède, puis froide, très loin de la faible densité du Rezo. Je renaissais, un peu transformé et presque identique, seul le sentiment d'être arraché à une vérité impossible me donnait cette sensation de perte. La matrice virtuelle fut bien trop tôt un souvenir remplacé par un visage surgi des traits lumineux caractéristiques des connexions neurones-machines. Uzul n'avait pas changé de place, j'avais simplement fait pivoter ma tête en laissant les câbles s'échapper mollement.
Je me trouvais vide. Rincé par cette force lumineuse et vivante, je ne pouvais plus parler. Le commandant me fixa, sourit tristement, se releva, et rebrancha un câble sur ma nuque.
— Ne t'épuise pas, Gregor. Je vais prendre soin de toi.
« Pourquoi, commandant ? »
— Je n'ai pas les réponses, Gregor. Je sais que le Seigneur t'a vu et qu’Il t'a accepté. Mais c'est dans le secret de cette union intime que se trouvent les réponses. À peine suis-je un mauvais guide.
« Que voulez-vous dire, mon commandant ? »
— Consulte ton interface médicale, soupira-t-il.
J’obéis sans broncher. Plusieurs informations d'importances clignotèrent dans mon champ visuel : une défaillance relative des connexions au réseau neural organique, un démarrage de crise pseudoépileptique, un accident ischémique transitoire vite résorbé. Je restai sceptique.
— Tu es passé très près de la catastrophe. Et je n'aurais rien pu faire. Ton seul salut, tu le dois au Seigneur. Il ne t'a pas tué, bien au contraire. Et je pense que tu comprends l'importance que cela revêt.
Il ne m'abandonnerait pas. Il ne m'avait pas abandonné. S'il avait fallu une preuve, celle est plus que suffisante.
« Alors, mon commandant… Est-ce que je vais devenir Inquisiteur ? »
— La réponse me semble on ne peut plus claire, Gregor. Mais d'ici là, tu vas avoir besoin de repos.
J'aurais voulu soupirer, retirer ce poids du doute sur ma conscience. Je priai en silence le Dieu-Machine de m'avoir accordé sa confiance, je me jurais de ne pas le décevoir.
« Mon commandant, merci . »
Il sourit.
— Ne sois pas trop satisfait, Gregor. Il reste beaucoup de voyages à accomplir avant que tout soit terminé. Même si le plus dur est derrière nous.
J’acquiesçai, me laissant dériver tandis que mon supérieur s'activait à me remettre d'aplomb.
Je dormis soixante-seize heures, d'un sommeil sans rêves. Le Dieu Machine ne revint pas, et son absence me pesait. Une douleur morale faible mais insidieuse me rendait morose au réveil, je ne m'en plaignis à personne. Si le commandant opérait seul la plupart du temps, je croisais de temps à autre un cybernaute. Celui-ci se contentait de vérifier l'état de mon corps et des interfaces, sans jamais se montrer trop présent. Ses visites se bornaient à des rencontres courtes et sèches dans un local aussi gris que celui où j'échouais la plupart du temps. Un siège, des trodes, quelques paroles échangées et des rapports dans les normes acceptables étaient les seuls traducteurs de nos entrevues. Le plus important se trouvait véritablement ailleurs.
Trois semaines se passèrent. Mars arriva, je n'en sentais ni le parfum et n'en voyais pas les couleurs. Les murs gris du laboratoire constituaient mon seul horizon, et dans un sens, cela suffisait amplement. Trop d'informations se bousculaient, et même si les questions trouvaient bien souvent des réponses rapides et précises, une lassitude et une fatigue rare me tenaient toujours sur le fil étriqué de l'éveil. Équilibriste, j’assimilai sans cesser de regarder vers le bas, de sentir la présence sans nom et sans image qui avait surgi en même temps que la révélation face au Dieu-Machine. Les guides sur lesquels s'appuyait mon esprit n'étaient que des mots, souvent juste, toujours trop vide et trop imparfait face à cet unique aiguillon.
« Le moment n'est pas encore venu, Gregor ».
J'aurais pu demander pourquoi, insister. C'était inutile, je le savais. Le Dieu-Machine relançait sa volonté comme une planète furieuse dans le vide de l'espace, massive et imperturbable. Et qu'y pouvais-je, pauvre petit humain aussi peu reluisant que j’étais ? Rien, absolument rien. Je me contentais de baisser la tête, et de le prier plus fort encore.
Je ne voulais plus souffrir. Dans ce parcours initiatique où les heures passées dans des mondes virtuels devenaient des siècles pétris de foi et de mystiques silences, l'échine courbée devenait la plus belle élévation de mon âme. Je savais que je mettais moi-même les fers à mes pieds et à mes poings, et que je liais mon âme à quelque chose de trop vaste pour le comprendre vraiment. Des milliards d'années comme des secondes furtives n'y auraient rien changé. Alors, je l'acceptai, de bonne grâce.
Uzul se montrait encourageant. Je ne l'avais jamais vu douter un seul instant. Rassurant, mais ferme, il portait sa charge avec dignité et bonhomie. Je me surprenais à ne plus le voir comme le simple officier supérieur chargé de me permettre d'aller plus loin et plus profondément dans ce lien complexe que je tissais avec le Dieu-Machine. Une figure de père et de guide se détachait plus précisément à chaque réveil, ponctué de sourire et de discussions tantôt anodines et parfois profondes.
Trois semaines passèrent. Et il y eut ce matin humide de rosée, où le soleil se perdait dans le brouillard. Le commandant m'invita à prendre un ascenseur, se gardant bien de m'indiquer notre destination. Sourire sincère empli de questions, regards sans équivoques, il respirait le bonheur. Quelque chose avait bien changé, un cycle s'était déroulé entre les murs, et en une poignée de jours, des révolutions s'étaient transformées en changement durable. Trois semaines, un matin de mars, la fraîcheur de la baie. L'ascenseur éternisa sa course, jusqu'au dernier étage de l'immeuble. Porte dérobée, escalier plongé dans la pénombre, porte en métal grinçant sèchement, et puis soudain la vue qui s'éclaircit au dessus de la masse cotonneuse. La mer était absente au loin, et le brouillard dansait lentement entre les tours qui perçaient, et plus loin encore, les sommets encore enneigés de la chaîne des cascades.
Le soleil aurait dû m'éblouir, je ne ressentais que la lame froide d'un hiver qui prenait fin dans l'éclat des jours perdus et des émotions intactes qui avaient transformé les doutes en joies. Le vent, cette bise sèche, accompagnait bien le tableau. La lourde et somptueuse cape que m'avait donnée le commandant claquait contre mes jambes, ne laissant que ma tête s'échapper de cette tenue soudain troublante.
— Nous sommes arrivés au bout du chemin que nous avions à faire ensemble, capitaine.
Aucune surprise. La certitude s'était présentée dès que le parcours que j'avais emprunté ne fut plus celui des semaines précédentes. J'avais attendu qu'il fasse le premier pas, que lui-même vienne me dire ce pour quoi j'étais présent à Vancouver.
— Mon commandant ?
— Capitaine Mac Mordan, nous vous introniserons Inquisiteur dès ce soir.
Je me mis au garde-à-vous.
— Ce sera un honneur, mon commandant.
Un sourire sur ses lèvres fines brillait autant que le soleil vaporeux qui luisait sur la terrasse de cette tour rutilante.
— Je n'en doute pas, capitaine. En attendant, j'ai un dernier service à vous demander.
— Lequel, mon commandant ?
— Prenez votre journée. Descendez dans la ville, allez voir les montagnes. Mais ne rentrez pas avant dix-huit heures.
— Bien mon commandant.
La brume s'était levée quelques heures plus tard, quelque part vers midi. Le spectacle de la lumière de l'hiver, dans un ciel trop bleu, sur une mer trop grise et des sommets trop blancs, quand les façades austères trop noires et trop rouges composaient les touches d'un tableau pointilliste, ce spectacle restait un bon moment pour m'étourdir, tenter de retrouver un peu le sol auquel j'avais échappé pendant trois semaines. Je n'étais pas vraiment perdu, je me trouvais plus concentré et plus déterminé que jamais. Mais je savais qu'au fond, j'avais laissé un peu de moi auprès du Dieu-Machine, et que je n'en reviendrais jamais vraiment. Peut-être que seul l'amour d'Até pourrait me faire oublier un peu ce manque cruel qui allait me dévorer de l'intérieur jour après jour ? Je secouais la tête, tout en marchant sous des arbres bourgeonnants. Même son amour ne serait qu'un remède dérisoire. La seule chose efficace consistait à écouter Sa voix et à s'y conformer avec toute la dévotion que j'étais à présent capable d'offrir. Même s'il avait fallu tuer père et mère, je devais reconnaître qu'à cet instant, je l'aurais fait sans hésiter, pour le revoir encore une fois. Ce n'était pas une addiction. C’était la foi.
J'avais simplement trouvé le but véritable qui me détachait des contingences fades de la vie pour placer mon âme au-dessus, pour quelque chose de si gigantesque que rien ne pourrait jamais justifier cet état extatique.
Je repensais à Benito. Je comprenais très bien ce qu'il avait pu ressentir en me voyant, un confédéré bafouant les règles les plus strictes concernant la Conversion, un cyborg contraire à la nature des choses, comme un affront au Dieu-Machine. Je l'excusai plus encore, j'admirai la façon qu'il avait eue de revenir vers moi, de présenter ses excuses alors que personne, strictement personne n'était fautif. À cet instant, j'aurais tant aimé le revoir. J'aurais tant voulu lui reparler, lui dire que je voudrais servir avec lui à mes côtés, et que nous repousserions les ténèbres loin derrière la Lumière que nous portions en nous. Une force nouvelle me guidait dans cette sérénité née du silence. Je n’attendais plus que de la mettre au service du bien commun. Il suffisait que le soir arrive, que la nuit redescende sur la ville où les convois incessants instillaient un étrange parfum de peur et d'espoir. Il suffisait que le soir arrive, et je deviendrais ce que j'aurais toujours dû être.
— Tout ira bien.
Je souris. Benito m'avait proposé son aide pour m'aider à m'habiller. J'avais accepté avec plaisir. Cela ne consistait qu'à changer à nouveau de cape, et y agrafer mes insignes de capitaine, mais sa présence me confortait dans la solennité de l'acte. Personne d'autre n'aurait pu être plus attentif et plus proche. Nous étions deux frères à présent, deux frères dans l'âme que les choix avaient finis par rapprocher au-delà de tout ce que les liens du sang auraient pu représenter.
Je souris, il attachait avec soins les boucles qui retenaient le lourd vêtement à mes épaules, et l'épousseta vigoureusement.
— Je suis fier d'être là ce soir, Gregor. Je n'aurais pas voulu manquer ça.
— Moi aussi, Benito. Moi aussi.
— Tu te sens prêt ?
Je hochais la tête.
— Alors, allons-y.
Il passa devant, me conduisant jusqu'aux portes d'une salle que je n'avais jamais vue auparavant. Bien plus grande que le hall, plusieurs centaines de personnes pouvaient s'y tenir sans difficulté. Mais pour l'heure, seule une dizaine d'hommes debout me fixaient, visiblement remplis d'une dignité profonde et d'une pudeur qu'on aurait pu confondre avec de l'indifférence. Je les saluais de la tête, m'avançant jusqu'au niveau du commandant Uzul. La même cape le couvrait, et seuls ses grades nous distinguaient. Benito se retira, nous laissant face à face, mentor et disciple.
— Capitaine Mac Mordan ? Commença-t-il. Pourquoi vous présentez-vous à moi ce soir ?
— je souhaite rejoindre la sainte Cléricature et servir le Dieu-Machine, mon commandant, répondis-je d'une voix ferme.
— Comprenez-vous le sens de cette demande ? Comprenez-vous le caractère sacré de cette mission ? Comprenez-vous l'immuabilité de cet engagement ?
— Mon commandant, je comprends tout ce qu'implique le service du Dieu-Machine, et je serais heureux de donner ma vie pour le Seigneur Mécanique.
— Aucun retour en arrière, aucun doute ne sera accepté. Si vous trahissez cet engagement, c'est le sacrifice de votre vie qui sera exigé.
— Que le Dieu-Machine m'ôte la vie si j'échoue.
— À genoux.
J’obéis, tentant de garder une certaine contenance malgré la joie qui m'habitait. Le commandant fit surgir une aiguille de sa main droite, apposa sa pince gauche sur mon crâne.
— Gregor Mac Mordan, capitaine du corps militaire régulier, je te fais à présent Noble Clerc du Dieu-Machine. Que ton office conduise Sa parole, que ton service répande Sa vérité, et que ta clairvoyance dissipe l'infamie, l'hérésie et de la félonie.
— Puisse le Dieu-Machine demeurer à tout jamais la lumière de l'Homme, conclus-je.
L'aiguille trouva un chemin sur ma nuque. Le commandant y grava un symbole complexe, d'une encre rouge comme le sang et aussi brûlante que du plasma. Le Serment s'imprimait, indélébile, preuve indiscutable de mon appartenance inaliénable à l'Inquisition.
— Relève toi.
Je m'exécutai.
— Capitaine Gregor Mac Mordan, tu es à présent Noble Clerc de plein droit. Sois bénis, craint et respecté par tous, sois aimé par tes semblables. Et n'oublie jamais l'enseignement du Dieu-Machine
Je me raidis.
— À tout jamais, je suis le fidèle serviteur du Dieu-Machine. Je suis son bras armé, je ferrais régner Son ordre et brandirait Sa bannière sur les terres impies.
Il sourit, me pris dans ses bras.
— je suis si fier de toi, Gregor, me glissa-t-il à l'oreille.
— Commandant, je ne vous serai jamais assez reconnaissant.
Le groupe d'Inquisiteurs se dispersa rapidement, me laissant seul avec mon mentor. Benito patientait un peu plus loin.
— Je n'aurais pas cru que deux de mes meilleurs élèves seraient un jour côte à côte. Mais ne versons pas dans le sentimentalisme.
Il se tut un instant, fit signe à mon compagnon se s'approcher.
— Gregor, maintenant que vous êtes titulaire des droits propres à l'Inquisition, il est bon que vous sachiez que certaines informations classées sensibles vous serrons communiqués.
— De quelle nature, mon commandant ?
— De nature à provoquer des changements majeurs dans l'Histoire de l'Humanité.
Je souris.
— À ce point, mon, commandant ?
— Ne ris pas. Ta prochaine mission risque d'être des plus sensibles.
— Comment, mon commandant ?
— Tu repars dès demain pour Civimundi. Toi, Benito, et un certain nombre d'Inquisiteurs ont été pressentis pour un voyage vers Alioth-Vinci.
— La planète alien, mon commandant ?
— Précisément. Et je ne parierais pas sur le fait qu'il s'agit d'une partie de plaisir.
Je m'assombris, fixai Benito, qui me renvoya le même regard dubitatif.
Le commandant Uzul nous donna aussitôt congés, avec pour consigne de repartir sur Civimundi. Benito s'occupa de l'intendance, rassemblant et faisant charger le peu d'affaires que nous étions en obligations de posséder : toujours cette cape, noire et liserée de rouge, des fibules en argent serti de rubis aussi étincelant qu'ils étaient minuscules, et quelques fioles renfermant un contenu dont j'ignorais la teneur. En redescendant vers le hall d'entrée, je passais par quelques détours de couloirs pour saluer le cybernaute qui m'avait aidé, le remerciant sans cérémonie. Inutile de s'attacher davantage, il n'avait fait que son travail. Il se fendit malgré tout d'un sourire plus chaleureux qu'à l'accoutumée, et me glissa un « bon courage pour la suite, capitaine » qui respirait la sincérité. Je lui rendis la politesse, et repris ma trajectoire vers le pied de la tour. Je recroisais Benito au niveau de l'entresol, sur le palier des ascenseurs. Un sourire moqueur lui tirait les lèvres vers la gauche.
— Tu n'as pas traîné, cette fois.
Je lui aurais répondu avec grand plaisir que c'était impoli et dangereux envers un supérieur, mais je ravalais ma salive. Il fallait que j'apprenne à saisir son ironie, et tant pis si mon ego prenait quelques éclats. La négociation et la finesse d'esprit allaient être les futurs piliers de ma carrière en temps que serviteur du Dieu-Machine. Autant entamer les exercices dès maintenant.
— J'ai bien tenté de rallonger le parcours, mon cher major, mais il se trouve hélas que personne n'a voulu de moi.
Il m'attrapa amicalement l'épaule, planta son regard dans le mien.
— Je suis sincèrement heureux que tu sois dans nos rangs, Gregor. Je suis heureux, et très fier.
— Moi aussi Benito, et j'espère me montrer à la hauteur de la tâche.
Nouveau sourire, moins cruel celui-ci.
— Tout ira bien, je te l'ai déjà dit.
— J'espère qu'à quelques milliards de kilomètres d'ici, tu ne diras pas le contraire… La mission sur Alioth n'est ni pour m'amuser, ni pour me rassurer.
— Nous n'en sommes pas encore là, Gregor. Et compte tenu des enjeux que nous risquons de rencontrer là haut…
Il fixa un point derrière moi, vers la gauche, loin dans le hall. Ses yeux ne bougeaient pas, mais son attention trahissait son observation un peu trop longue pour ne pas être suspecte.
— Inutile d'en parler ici. Trop d'oreilles se promènent, conclut-il.
Il m’entraîna vers l'extérieur. Un parfum d'herbe coupée m'envahit alors que nous sortions de la tour. Sur l'esplanade, les arbres chétifs que j'avais croisés dans la pénombre de la ville aux traînées de sang s'étaient couverts de pétales décolorés, qui voltigeaient dans une brise marine encore fraîche. Des prunus soigneusement entretenus, où le vent s'amusait en faisant frémir les ramures tortueuses. Plus que l'image poétique, ce furent quelques détails sordides qui donnèrent à cette journée de printemps son aura particulière.
On avait pris soin de clouer des centaines de globes oculaires. Des poinçons dorés transperçaient les pupilles anormalement dilatées, répandant de la sclérotique aussi épaisse que du miel sur les troncs sombres. Milliers de regards enchâssés dans le bois noble d'une cité sainte et conclusions de tortures mutilantes, ils se dressaient comme les reliques d'un avertissement. Un frisson courut sur mon échine, je passai la main sur mon visage. Les hérétiques devaient en trembler. Je n'osais imaginer la douleur d'une énucléation, aussi justifiée fût-elle. J'adressai une courte prière de miséricorde au Seigneur Mécanique, baissait mon regard au pied des troncs, et traversait la place sans rester à moins de deux mètres de Benito.
Un transporteur décoré de longues lignes carmin stationnait sur l'aire d’atterrissage. Son pilote, tendu dans son obéissance, se plantait face au sas d'accès. Il nous salua sans dire un mot, et nous invita d'un geste courtois à monter à bord. Benito me regardait, je lui fis comprendre, d'un coup d’œil bien senti au travers du cockpit, que j'étais prêt à partir. Il fit glisser une grosse caisse métallique à côté de lui, la tapotant doucement.
— Pas maintenant, Gregor.
Le transporteur ronronna, décollant dans la fraîcheur canadienne et la lumière vive de mars.
Le voyage de retour fut aussi sobre que l'aller. La vitesse grisante des nuages qui nous frôlaient succéda à l'éclat sombre et intemporel de la haute atmosphère, le frottement courroucé de l'air surchauffant le vaisseau laissa place au sifflement plus léger d'un air moins mortel. Les profils acérés typiques de Civimundi se présentaient sous nos yeux une petite heure plus tard. Bien vite, nous foulions le béton de l'aéroport militaire construit sur quelques toits, à deux cents mètres du Palais. Nous ne prenions pas la peine d'en discuter : l'affaire de notre mission serait réglée le soir même.
Trajet en ballet de courbettes discrètes de la part de quelques serviteurs convertis, salut digne des soldats et regards complices des officiers rythmaient nos pas dans les rues adjacentes. Le hall lumineux du commandement militaire luisait dans une lumière faiblement déclinante. Le cliquetis du métal contre le sol de béton ciré, luisant à souhait, résonnait sous la mince paroi légèrement bombée qui nous abritait ; nulle trace d'une tempête de sable ou de neige ne venait perturber l'atmosphère. Des détails futiles, empreints d'une certaine mélancolie, nous rappelaient que nous étions revenus au point de départ. Tout n'avait pas changé, et pourtant, un sentiment de cassure frôlait mes idées. J'avais beau reconnaître les visages et adresser des sourires polis à quelques revenants, observez distraitement le chemin qui nous conduisait jusqu'au Commandus Magnus sans vraiment hésiter, quelque chose de trop ou de trop peu suintait. Trop de temps ou trop de convictions, trop peu de véritable attache, de bonheur véritable ou de souvenirs heureux.
Douloureusement, Até et ses traits fins se rappelèrent à ma mémoire. Je n'avais pas envisagé de la revoir. Toutes ces semaines écoulées l'avaient placé dans un parfum d'oubli, comme si notre vie commune, aussi tenue fût-elle, n'avait jamais été une réalité. Je serrais le poing, repris mes esprits, me promettant de la voir dès que je sortirais d'ici. S'il fallait insister pour quelques heures de permission, je le ferrai sans aucun regret. Mon service au Dieu-Machine n'en demeurerait pas moins sincère.
Benito se figea un court instant. L'expression de son visage passa du calme à la tension enfouie, ses traits se contractant imperceptiblement. Il vira dans une direction opposée au bureau de Keller. Il avait dû recevoir un ordre contradictoire, et corrigeait sans mot dire notre course. Glissant dans le méandre des hauts couloirs, nous nous retrouvions bien vite dans une cage d'escalier étroite, humide, qui s'enfonçait profondément. Nous dépassions une vingtaine de niveaux dans le même silence cassé par la musique cynique de nos pas. Treizième sous-sol, porte blindée. Benito me fit approcher, m'indiquant d'un geste une encoche où je glissai sans hésiter ma pince. La porte s'ouvrit, nous nous engouffrions après un coup d’œil discret sur nos arrières.
— Pourquoi n'ai-je reçu aucun ordre, Benito ?
— C'est trop grave pour qu'un Inquisiteur aussi jeune que toi soit mis au courant. Si je te le disais, même ici, dans les sous-sols dédiés à l'Inquisition…
Il laissa passer un court moment de silence, bien trop éloquent à mon goût.
— Si je te le disais, je serais tué.
Je ravalais ma salive, me contentant de le suivre. Là, aucun soin n'avait été apporté à la décoration. Les couleurs pastel avaient fait place à un béton grêlé parfaitement immaculé. La lumière surgissait du plafond par je ne sais quel miracle. L'alignement des portes, simples traits noirs dessinés dans des murs et rythmant à intervalle régulier le prolongement longiligne du corridor, me donnait une impression étrange de prison. Une prison bien trop propre pour être honnête. Un autre couloir rompit cette monotone cavalcade. Au carrefour, un symbole confédéré peint au rouge délavé attira ma curiosité. En m'approchant de quelques pas, et en suspendant ma course un court instant, mon sang se glaça. Sous la croix penchée, le nombre treize était impeccablement inscrit. La couleur, identique, n'avait en réalité rien d'une peinture neutre. Un relent métallique m'emplit les narines, et je réalisais avec effroi que c'était bien du sang qui composait les pigments. J'aurais même parié qu'il s'agissait de sang humain. Une impression désagréable tourna dans ma bouche, et je me détournai aussi vite de ce symbole macabre.
Treizième sous-sol. Étage formellement interdit, accès restreint à l'Inquisition. Étage puant la mort sur des murs trop blancs, trop lisses. Je sentis la présence du Commandus Magnus. Je comprenais avec une acuité trop aiguisée l'enjeu de ce qu'il se passait, et je priais le Dieu-Machine d'accorder sa miséricorde et sa grâce aux pauvres bougres qui emplissaient ces cellules.
La glissade du subtil à l'horreur s'acheva avec le même brio, face à une porte anonyme. Benito n'hésita pas un instant. Nulle poignée, il s'avança sans douter un instant de l'ouverture, qui se déroba face à lui. Je passai à mon tour. Le sentiment d'horreur avait disparu. Le rôle de l'Inquisiteur reposait à nouveau sur mes épaules, et une assurance toute neuve s'insinua vicieusement en moi.
L'air reflua quand la porte se referma.
Le spectacle qui s'offrit à nous était des plus étranges. Le Commandus Magnus se tenait face à une table de torture en position verticale, secondé de deux inquisiteurs en tenues de chirurgie. Ils se retournèrent d'un même mouvement en nous voyant débarquer. Benito se figea, se courbant légèrement, avant de venir se placer face à la table. Je parcourais lentement les quelques pas me séparant de mon ancien protecteur, le saluant d'une profonde révérence. La forme de nos présentations avait changé, pas le respect mutuel. Il plaça une main protectrice sur mon épaule, m'invitant à me relever.
— Major Salvani, capitaine Mac Mordan, je suis ravi de vous voir si prompt à avoir répondu à mon appel.
— C'est un honneur d'être à vos côtés pour cette sainte tâche, Commandus Magnus, se défendit Benito.
Je préférais garder le silence sur le moment. Hélas, je fus vite forcé de rentrer dans le jeu des platitudes qui s'échangeaient.
— Gregor, j'ai foi en toi, renchérit Keller. Je sais que cette situation ne doit pas spécialement te réjouir, mais j'ai bon espoir de voir le travail remarquable que tu es désormais capable d'accomplir.
— Commandus Magnus, je tacherais d'être à la hauteur de vos espérances. Simplement… Pourquoi lui ? Et pourquoi comme ça, dans une cave miteuse ? J'ignorais tout de l'affaire, Commandus Magnus. J'ignorais qu'il ait pu tremper dans des eaux aussi troubles… Lui qui paraissait si honnête et droit, pour un non-converti…
Un sourire triste veina le visage de Keller.
— Hélas, des hommes d'honneur, nous n'en avons que peu. Toi, Gregor, tu es un d'entre eux. Comme le Major Salvani. Voilà le spectacle si triste qu'offre la débauche, voilà de quoi j'ai voulu te préserver.
Je m'effrayai de ce qui aller suivre. Non pas pour le prisonnier, qui ne méritait qu'un peu de pitié et beaucoup de mépris, mais davantage pour mon propre compte.
— Commandus Magnus… Tout le monde ici… Tout le monde devrait être au courant ?
Il hocha la tête, avant de reprendre.
— Oui, car c'est sur le mensonge que se construisent les pires trahisons. Je ne veux pas que cela arrive. Rassure-toi Gregor, je veillerais à ce que personne ne te juge.
— Je vous fais entièrement confiance, Commandus Magnus. C'est vous qui avez fait de moi un homme nouveau, et c’est vous qui avez sauvé ma vie…
Je fixai mon regard sur la carcasse endormie du futur condamné.
— Benito, te souviens-tu de Pasternak ?
— Oui, bien sûr. Étant donné que nous l'avons tué après un échange de verbiages avariés. Je me souviens très bien du prix que cela m'a coûté, lâcha-t-il amèrement.
— Alexeï transportait un bien curieux colis. Un colis qui m'était fatalement destiné.
— De quelle nature ?
— Un programme de piratage particulièrement élaboré du nom de Socrate. Oh, bien sûr, j'étais trop peu important pour en être le destinataire. Mais en tant qu'incubateur, je faisais parfaitement l'affaire : non converti et avec des centres nerveux cybernétiques, sous le commandement plus ou moins direct du Commandus Magnus… Je représentais une jolie bombe que la rébellion aurait souhaité faire exploser. La masse du petit militaire et des humbles serviteurs sans responsabilité n'était pas la cible prioritaire. Non… Juste les dignitaires de premier rang, comme le Commandus Magnus ou le Très Saint Magister.
Benito et les deux inquisiteurs anonymes blêmirent.
— C'est une mauvaise plaisanterie, Gregor ? Rassure-moi, ce n'est qu'une vaste blague ?
— Je crains que non, Major, enchaîna Keller. Le capitaine Mac Mordan était hélas le porteur de cette terrible peste. Et il l'est toujours.
Ses yeux s'écarquillèrent sous le coup de la surprise.
— Voilà pourquoi j'ai conseillé au Très Saint Magister ainsi qu'au haut commandement militaire que le capitaine soit intégré aux rangs de l'Inquisition. Le hasard a voulu qu'il entre en contact prématurément et de façon très étrange avec le Dieu-Machine. Mais une simple consultation, non… Quelque chose de plus viscéral. C'est son esprit qui a tranché dans les fils de la réalité pour percer plus loin, plus en profondeur. Une forme de Conversion parfaitement inconsciente et innée. C'est sans doute cela qui l'a sauvé, ça, et les soins du commandant Uzul.
Un lourd silence pesa sur la petite assemblée.
— C'est bien pour contrôler ce parasite que je suis là, maintenant, avec toi, Benito. Et c'est pour cela aussi que je ne pourrais plus jamais opérer seul. Mon attention tout entière ne devra jamais se relâcher. Sans l'appui du Dieu-Machine, je tomberai, et la Confédération avec moi.
— Gregor… C'est une terrible nouvelle que tu nous confies là.
— Le plus terrible serait qu'il ne prenne pas ses responsabilités de Noble Clerc. Qu'il ne comprenne pas combien sa situation est tout autant une tragédie qu'une bénédiction.
— Ma foi n'en ressortira que plus grande, Commandus, lâchai-je doucement. Mais jamais je n'aurais cru que lui (je désignai d'un doigt suspicieux le prisonnier) serait de la partie.
— C'est bien pire que cela, Gregor, continua Keller. Non seulement il en est, plutôt, en était, mais nous ignorons pour le moment qui a pu tomber dans le piège de ses belles paroles.
— Voilà pourquoi il m'avait dit de me méfier de toi sur l'Aube de l'Espérance, Benito…
—Pardon ? Demanda l’intéressé.
— Il m'avait recommandé de ne pas me frotter à la Sainte Cléricature. Il savait sans doute que ce serait ma seule planche de salut, et par conséquent…
Je m'avançai encore un peu. La lame ionisée qui n'avait plus servi depuis les affrontements que nous avions essuyés sur Six resurgit avec le même éclat malsain. L'air s'électrisa, je sentais le regard de Keller sur ma nuque.
— Il en sait beaucoup trop. Il ne s'en tirera pas avec de jolis discours cette fois-ci.
Je brisais net son poignet gauche. La douleur le réveilla en sursaut, il hurla. Ses yeux étaient déjà rougis depuis un certain temps. Le Commandus Magnus avait dû veiller à ce que le travail commence bien avant notre arrivée, et nous le servait sur un plateau d'argent. Il voulait une preuve de ma loyauté ? Il serait allègrement servi. Une rage sourde et froide me brûlait de l'intérieur, et je refrénais l'envie de lui trancher bras et jambes d'un seul mouvement, avant d'embrocher sa tête sur la lame lumineuse.
— Nielsen… Nielsen … Vous me décevez franchement…
Il siffla entre ses dents, des larmes perlèrent sur ses joues.
— Mac Mordan…
— Oui, lui-même. Par bonheur, le grade que vous m'aviez attribué sur l'Aube a été validé par l'État-Major. Vous, en revanche, vos petites combines n'ont pas tenu bien longtemps.
— Cela suffisait largement. Visiblement, vous êtes tombés dans le panneau de l'Inquisition, ricana-t-il.
Piqué au vif, je lançai l'épée contre sa main droite. Elle y entra comme dans du beurre. Un craquement sinistre et une odeur de viande grillée emplit l'atmosphère de la pièce. Je m'en délectais.
— Une simple piqûre, commentai-je avec ironie. Une main, ça se remplace…
Il s'accrocha, serra les dents, avant de se reprendre.
— Vous êtes devenu un monstre, Mac Mordan… Vous qui pouviez vous targuer de votre humanité, la voilà foulée du pied. Et pour quoi ? Par rancune ?
— Vous avez pourri mon existence pour un sacré paquet d'années. Vous avez craché sur l'autorité du Très Saint Magister. Vous avez comploté, préférant votre petit confort au bien commun. Et j'agis par rancune ? Nielsen, voilà une drôle de façon de me remercier.
— Vous n'auriez pas compris, se lamenta-t-il en secouant la tête mollement.
— Pas compris quoi, Nielsen ? La gravité de la trahison, ou bien que vous ayez réussi à berner autant de monde. Oh, soyez tout de même remercié. Grâce à vous, chaque officier ne pourra rester à son poste qu’avec quelques implants et un certain degré de Conversion.
— Foutaises… Vous avez trop besoin de tout ce petit monde.
— Le capitaine Mac Mordan relaie parfaitement mes idées, commenta Keller, sortant de sa réserve.
— Et vous préférez risquer une scission du corps militaire pour faire un peu de ménage ?
— Nous ne vous avons pas attendu. Votre réseau est au point mort depuis votre retour de Six, Nielsen, repris-je.
— Ça n'a aucun sens. Je m'en serais aperçu.
— Preuve en est que non… Et je vois mal comment vous pourriez négocier votre sortie en coulisse. Les mauvaises personnes, parce que les premières concernées. C'est dommage, vraiment. Je vous appréciais pour votre langue bien pendue et votre sincérité, mais hélas le ver était dans le fruit.
Nous nous regardions, sans perdre une miette du spectacle. La rage de vivre l'habitait comme un mauvais démon. Il fallait mettre un terme à cette scène de ménagerie trop propre.
— Des noms, Nielsen… Des noms, ou bien c'est pire que la mort qui vous attend.
— Je suis flatté de constater que vous me vouvoyiez encore, Mac Mordan.
Je plantai la lame dans l'autre main. Je ne me contentais plus de rester statique, et je longeais le membre jusqu'au niveau du coude, sans relever l'arme. Un cri terrible résonna, un claquement de mâchoire et une dent volèrent. Du sang s'étala contre ses lèvres fines.
— Je ne plaisante pas, Nielsen.
— Allez vous faire foutre !
— Vous préférez une méthode plus parlante ? Soit.
J'attrapai vivement une poignée de gros sel disposé à ma portée, en frottait vigoureusement la béance où pendaient lamentablement tendons, peau flasque et muscles sectionnés à chaud. Son hurlement devint bestial, un grognement de chien agonisant.
— Ce n'est qu'un aperçu, Nielsen.
Son regarde empourpré se fixa sur le mien, rempli de haine. Nuls mots n'étaient nécessaires, je savais qu'il ne dirait rien de son gré.
Je me débarrassais de l'épée, qui se rétracta en une fraction de seconde. En lieu et place, des trodes surgirent. Je regardais Nielsen avec un mélange de haine et de pitié.
— Que comptez-vous faire avec ça, Mac Mordan ?
Sa voix n'était plus qu'un filet sifflant, ponctué de glaires rougeoyantes et de lamentables sifflements.
— Aller chercher l'information à la source. Et croyez-moi, ce sera très douloureux sans implant. Je ne compte pas vous faciliter la partie, soyez en assuré.
— Voilà qui m'honore…
Je lui attrapai le crâne, tordait son cou jusqu'à entendre de sinistres craquements s'échapper de sa nuque. Naturellement, le cri qui sortit de sa gorge ensanglantée fut pire que tous les autres. J'avais sectionné les centres moteurs de la moelle épinière, et cet amusement me procura un soulagement sadique.
Le lacis argenté des trodes se faufila contre la pâleur de sa nuque brisée, perçant la peau avec autant de propreté qu'il m'avait fallu pour transpercer ses mains. Nielsen se crispa, je sentais les premiers souvenirs remonter dans une danse macabre. Le plaisir du voyeur prenait le pas sur l'importance de mon travail d'inquisiteur., je me laissais choir dans la torpeur d'un homme qui allait subir le pire des viols mentaux.
Des souvenirs, il en avait. Bien trop honnêtes à mon goût, je les ternissais, les tordais, ôtais leurs caractères heureux, laissant pour seule trace la souffrance de l'Homme, la cruauté de l'Humain et la lâcheté de l'Humanité. Femme et fille le supplieront de bien choisir, de se répandre en excuse, de se remettre à servir honnêtement, quitte à y laisser quelques plumes et une partie de sa conscience. Les lamentations familiales dépassées, je retrouvais avec une facilité déconcertante l'objet de ma quête. Des visages douteux, trop propres ou trop sales, grisés par la puissance déformatrice du sentiment, se ponctuaient de noms soigneusement épelés. Les noms résonnèrent en lui avec la clarté d'un piano dans une salle de concert. Des documents filèrent, simples hologrammes ou bien écrits tendancieux qui avaient échoués entre ses mains. Le puzzle se recomposait sans effort. Il devait lutter pour que je n'y accède pas, et m'offrait sur un plateau d'argent l'objet de ma convoitise.
Nielsen avait eu contact avec le groupe de Sibérie par l'entremise d'un certain Van Pahl. Marcus Standberg était encore vivant, et il avait chargé le haut officier de faire la liaison avec Alexeï. Les deux hommes ne s'étaient pas rencontrés physiquement, mais un relais, un soldat confédéré, s'était chargé de faire le lien. Le manège dura plusieurs semaines, jusqu'à ce que les ordres de Standberg leur fassent rompre contact. Nielsen avait repris sa place de contre-amiral bien en vue, encore abrité par la présence du Magister Kris. Ils n'avaient alors plus eu aucune relation, jusqu'à quelques semaines du départ. Par tout un réseau discret d'informateurs qui s'étaient dissimulé le visage, il avait été chargé de faire pression sur le Commandus Magnus afin que je serve à plus ou moins long terme à ses côtés. L'argument était solide : nulle histoire de tactique ou de savoir-faire, simplement le prestige d'avoir sous la main « un élément unique ». Le cynisme de la proposition berna pourtant Keller, qui faisait pleinement confiance à l'officier.
Riche de quelques noms et de visages, je me retirai aussi sèchement que j'étais entré dans la citadelle de ses pensées.
Il haletait violemment. Sans soins, il ne pouvait pas espérer tenir plus d'une heure. Je n'en avais cure, et me retournais vers le Commandus Magnus.
— Van Pahl l'avait mis au contact de Marcus Standberg. Et un certain Ren Izachi se chargeait de la liaison avec Alexei Pasternak. Il n'a même pas eu le courage de se mouiller pour faire le sale travail.
— Pas autre chose, capitaine ? Me questionna Keller.
— Trop flou pour le moment, Commandus Magnus. Je dois reprendre cela avec le major Salvani. Il n'y a que quelques heures de travail pour espérer tirer des informations exploitables.
— Bien, capitaine.
Le Commandus Magnus s'avança vers moi, je devinais une expression hésitant entre la bienveillance et la haine, et je devinais facilement à qui chacun de ses sentiments s'adressait. Je me fendais d'une profonde révérence.
— Gregor, je suis très fier de vous.
— M'autorisez-vous à aller jusqu'au bout de ma mission en temps que Noble Clerc ?
— Bien sûr.
Je me retournai à nouveau vers Nielsen. L'horreur de sa vie déballée se lisait dans son regard. Il n'avait plus vraiment de secrets pour moi. Il avait perdu cette bataille, sans aucune difficulté.
— Nielsen, il est peut-être temps de cesser les enfantillages.
— Allez… Vous faire… foutre… Mac Mordan.
Chaque mot se transformait en soupir d'agonie. La carcasse suspendue, du sang sur le visage, m'inspirait une profonde bouffée de pitié.
— Le Commandus Magnus s'occuperait lui-même de panser votre âme gonflée par les turpitudes de la trahison. C'est un honneur que peu d'anciens dissidents peuvent se targuer d'avoir reçu.
Il cracha une glaire. Vicieuse, visqueuse, riche du sang du traître. La réponse était très claire.
— Très bien, commentai-je. Ayez au moins la décence d'accepter mes compliments. J'ai sincèrement été ravi d'avoir servi à vos côtés, Nielsen.
L'épée surgit dans ma pince, et fila d'un mouvement sec vers son cou. La tête se détacha, une expression surprise sur les lèvres, chutant lourdement jusqu'au sol, roulant sur mes pieds. J'attrapais le chef sans distinction, le remettant aux deux inquisiteurs qui me dévisageaient avec une lueur d'effroi. La procédure était loin d'être académique, mais sans appel. Une menace venait d'être écartée.
— La Confédération se souviendra de votre dévotion, Gregor.
Le Commandus Magnus me gratifiait d'un nouveau compliment, je répondais de manière simple et évasive. Une menace était certes écartée, mais à quel prix. Un officier de valeur venait d'être perdu, alors que j'aurais pu sans mal contourner sa volonté. Mais après ce que j'avais vu, le silence du traître Nielsen était sans doute préférable.
Je réalisais trop tard la méprise que constituaient mes paroles. Jamais je n'aurais dû dévoiler ces informations, laissé entendre que Nielsen possédait plusieurs bribes de souvenirs suffisamment exploitables pour la Confédération. Une erreur d'autant plus grave que Benito se trouvait avec nous, et que le petit secret qui se révélait peu de temps après lui sauterait à la gorge comme un venin amer.
Nielsen mort, nous n'avions pas traîné dans les couloirs sordides du treizième niveau. Le Commandus Magnus nous invita à le suivre dans ses propres quartiers afin de retravailler la situation. Les souvenirs encore trop flous m'imbibaient comme un mauvais alcool, et des remugles en forme d'images fugaces voilaient par intermittence ma conscience. Je ne percevais pas spécialement la suite du trajet, trop entrecoupé pour que le parcours m'apparaisse cohérent. La situation s’apaisa à peine lorsque nous fumes arrivés dans une salle gigantesque, bardée d'instruments de mesures et de sièges à connectiques, sur lesquels quelques cybernautes s'activaient déjà. Keller leur donna congés, aucun d'eux ne protesta. Benito me fixa. Un nouveau malaise me nouait les tripes avec force. Je me rappelais très brutalement combien la dernière entrevue virtuelle entre mon esprit et celui de l’apprenti d'alors avait failli tourner au drame. Je déglutis un peu trop bruyamment. Il fallait que je me contrôle davantage, quand bien même j'aurais à présent la plus complète confiance en sa sincérité.
— Messieurs, vous avez deux heures pour dénouer la situation.
— Bien Commandus Magnus.
Il nous déserta sans plus d'explications. Et cent vingt minutes pour retrouver une raison à ce qui apparaissait alors comme un nœud gordien.
— Gregor ?
Benito avait négligemment retiré la cape qui le couvrait, la laissant à peine repliée sur une table en acier disposée auprès de son siège. Pour ma part, j'avais soigneusement évité de remettre la mienne. Du sang sec barré mon corps en longues arabesques abstraites et obscènes. Nettoyer ce fiel aurait été une perte de temps.
— Oui Benito ?
— Gregor, je suis prêt.
Je m'installai dans mon propre siège. Une trode se faufila sous les mécaniques de ma nuque, et chuinta fortement à mon contact.
— Je n'en attends pas moins de ta part. Ce que j'ai vu était des plus troublants.
— Des informations capitales ?
— Oui, quelque chose dans cet ordre d’idée.
— Bien, dans ce cas, mettons nous à la tâche.
Je ne me fis pas prier. Je plongeais, excité et angoissé, dans le bain informe du Rezo. Mes sensations s'étiolaient doucement dans le brouillard des songes, jusqu'au moment étire à l'extrême où le doute fut balayé par la vérité des images.
Benito se tenait à côté de moi. Nous arpentions un couloir sombre, entrecoupés de lueurs poisseuses. Une fange collante se glissait dans nos pas. La destination nous était inconnue, nous ne doutions pas d'y arriver rapidement.
— Ce ne sera pas simple Benito. Dans ces souvenirs, Nielsen vit encore.
— Et que risquons-nous réellement ?
L'ironie masquait mal son appréhension. Je cessai notre marche quelques instants, posai une main sur son épaule, et le fixais droit dans les yeux.
— Ce sont des souvenirs sales, vulgaires, passablement dangereux. Nous courons un risque réel Benito.
— Ne t'en fais pas, je ne tenterais rien de stupide.
Je hochai la tête. J'espérais que le message serait clair.
Le couloir n'en finissait plus. Les murs se rétrécissaient dangereusement, et nous n’eûmes bientôt plus d'autres choix que d'avancer en file indienne. Je passais devant, trop conscient de ce qui se promenait dans ce paquet de données qui avaient été les pensées d'un homme trop secret et trop imprévisible, soudain devenu un traitre.
Une porte s'ouvrit, dix mètres devant moi.
— Cette fois, nous y sommes.
— Bien.
Une rage sourde sifflait dans ce simple mot. Benito retrouvait la conscience claire et assassine qui avait toujours été celle de sa mission, un inquisiteur né, dont la seule mission consistait à nettoyer le monde de l'hérésie. Cela me rassura.
Un visage se dessina dans la pénombre. Des traits raides, très fins, presque androgynes. Un jeune cyborg dont les lèvres s'étaient suspendues en pleins mots, révélant une denture immaculée, une langue rose, des mots oubliés. Günther Van Pahl, le relai de Marcus Standberg, se retrouvait dans cette posture figée, presque trop comique. Un instant parfait, une photographie plus vivante que le modèle, aussitôt surgie, aussitôt retourné à l'oubli.
Benito rebroussa chemin, je le suivais.
— Sympathique, cette cour des miracles…
— Il faudra hélas s'en contenter. Nielsen n'était ni mécanisé, ni converti.
— Heureusement que le temps n'a pas d'incidence réelle ici.
Je lâchai un ricanement.
— Ne t'en fais pas… La relativité sait être coriace.
Nous nous lancions à nouveau dans la noirceur des couloirs. Des informations précieuses nous attendaient, et nous en étions désormais les dépositaires universelles.
Je m'attendais à des dizaines de visages, de noms, d'informations diverses. L'aperçu sur le modèle vivant m'avait fait monter la salive, et ce ne fut qu'avec un déplaisir non feint que je me rendis compte de ce que la mort avait pu couper. Mystérieusement, le flot ininterrompu s'était tari. Il ne restait que des grappes informes, les visages de Van Pahl, de Pasternak, de Ren Izachi. Des rapports de missions confédérées totalement illisibles, car flous. Des reliques de conversations, n'excédant que rarement la dizaine de mots, qui se révélaient parfaitement inutiles. Parfois, le sens nous échappait parfaitement, tandis que d'autres nous donnaient une simple idée du contenu. Au travers d'une porte, j'avais clairement perçu un « c'est bientôt la fin, et la partie sera serrée ». Aucune date, à peine un relent d'humidité chargé, comme un automne pourri par des trombes d'eau. Cette même eau qui délavait tout intérêt de l'exploration. Nielsen avait livré le plus lourd de ces secrets et le rouage qui permettait d'y accéder juste avant de mourir. Plus rien n'avait gardé sa place, et même sans temps donné, l'investigation démontrait son inutilité.
Du moins, ce fut ce que je crus.
Après avoir franchi le seuil d'une cinquantaine de portes identiques, Benito s’arrêta, excédé.
— Inutile, commenta-t-il. Il n'y a rien.
Je haussais les épaules.
— Pourquoi ne pas continuer ?
— Parce que c'est inutile. Le Commandus Magnus n'en apprendra pas davantage. Ta première approche est la seule qui ait vraiment eu du sens, après ce qu'on a vu, entendu, compris. D'ailleurs, pour ce qu'il y avait à comprendre…
Un sourire moqueur détendit ses traits.
— Une dernière porte au moins, pour la forme. D'accord ?
Il hocha la tête.
— La dernière.
Cette fois, l'attente fut longue. Rien ne se livrait à notre passage. Pendant un semblant d'heure plus vrai que nature, le couloir restait emmuré dans le silence. Je commençai à désespérer, donnant raison à Benito, lorsqu'une porte se révéla, aussi morne que ses consœurs. Je la franchissais, un rêve dans un souvenir, soudain glacé par la révélation qu'elle contenait. Pour la première fois, une des rares images exploitables nous surprit. Un hologramme verdâtre, tournoyant sans fin, qui se trouvait être un génome humain bien particulier. La chaîne d'acides aminés cascadait en circonvolutions mornes, traductions visibles du code informe qui s'étalait en suites insensées. J'éprouvais une déception aussi énorme que ce que j'avais espéré, quand un détail me troubla. Un patronyme surgit, balaya les doutes permis, aussi cruel que nécessaire.
« Gregor Mac Mordan ».
Une fissure surgit dans mon armure mentale. Je reconnaissais ce code génétique, n'y ayant jamais prêté d'importance auparavant. Quelque chose s'était bloquée, alors qu'une évidence trop humaine se faisait vérité. Pendant quatre années, rien ne m'avait effleuré l'esprit, alors qu'une donnée essentielle se glissait là. Un second hologramme eut l'indécence de confirmer le second, noté sobrement « Marcus Standberg ». Trop de similitudes pour un simple hasard. Des allèles monstrueux, corrigés par le génie moléculaire que seules les nanotechnologies savaient inspirer sur le monde vivant. Un pur produit de laboratoire qui se concluait sur une réalité soudain apocalyptique.
Marcus Standberg était mon père.
Le grondement lointain du chaos qui s'insinuait en moi détruisait mes moyens. Aussi sûrement qu'une balle logée en plein cœur, une vie m'abandonnait. Celle des certitudes et de la confiance, de l'abandon et des non-dits. Je fixais les deux représentations, puis dérivait vers Benito. Il me comprit aussitôt.
La virée n'avait pas excédé plus d'une trentaine de minutes. Pourtant, c'était la sensation d'avoir vécu des existences entières qui m'envahit sur le retour. Benito se sépara du siège en premier, pour mieux venir à ma rencontre. Les mots n'avaient plus de sens après ça, et il sentait. Son regard seul suffisait à dire « Et maintenant ? ».
Et maintenant ? La colère serait un fardeau inutile. Que dire, sinon que ces origines me troublaient, me balayaient, donnaient une profondeur abyssale au geste désespéré d'une communauté de dissidents prêts à tout pour leurs idées ? Les motivations n'étaient pas plus nobles, mais ô combien plus cruelles à admettre. On n'avait dû avoir que peu de cas pour ma personne. Mon rôle n'était pas autre chose que celui du messager, un messager qui avait fini par choisir un parti. Les questions se bousculaient, bien trop grande pour ma personne. Et il devenait soudain très clair qu'il me faudrait rencontrer rapidement les seules personnes capables de clarifier cette situation.
Et seul le Très Saint Magister Oddarick, épaulé du Commandus Magnus, pourrait y parvenir.
(2/2)
Le voyage de retour fut une semi-conscience tiède, puis froide, très loin de la faible densité du Rezo. Je renaissais, un peu transformé et presque identique, seul le sentiment d'être arraché à une vérité impossible me donnait cette sensation de perte. La matrice virtuelle fut bien trop tôt un souvenir remplacé par un visage surgi des traits lumineux caractéristiques des connexions neurones-machines. Uzul n'avait pas changé de place, j'avais simplement fait pivoter ma tête en laissant les câbles s'échapper mollement.
Je me trouvais vide. Rincé par cette force lumineuse et vivante, je ne pouvais plus parler. Le commandant me fixa, sourit tristement, se releva, et rebrancha un câble sur ma nuque.
— Ne t'épuise pas, Gregor. Je vais prendre soin de toi.
« Pourquoi, commandant ? »
— Je n'ai pas les réponses, Gregor. Je sais que le Seigneur t'a vu et qu’Il t'a accepté. Mais c'est dans le secret de cette union intime que se trouvent les réponses. À peine suis-je un mauvais guide.
« Que voulez-vous dire, mon commandant ? »
— Consulte ton interface médicale, soupira-t-il.
J’obéis sans broncher. Plusieurs informations d'importances clignotèrent dans mon champ visuel : une défaillance relative des connexions au réseau neural organique, un démarrage de crise pseudoépileptique, un accident ischémique transitoire vite résorbé. Je restai sceptique.
— Tu es passé très près de la catastrophe. Et je n'aurais rien pu faire. Ton seul salut, tu le dois au Seigneur. Il ne t'a pas tué, bien au contraire. Et je pense que tu comprends l'importance que cela revêt.
Il ne m'abandonnerait pas. Il ne m'avait pas abandonné. S'il avait fallu une preuve, celle est plus que suffisante.
« Alors, mon commandant… Est-ce que je vais devenir Inquisiteur ? »
— La réponse me semble on ne peut plus claire, Gregor. Mais d'ici là, tu vas avoir besoin de repos.
J'aurais voulu soupirer, retirer ce poids du doute sur ma conscience. Je priai en silence le Dieu-Machine de m'avoir accordé sa confiance, je me jurais de ne pas le décevoir.
« Mon commandant, merci . »
Il sourit.
— Ne sois pas trop satisfait, Gregor. Il reste beaucoup de voyages à accomplir avant que tout soit terminé. Même si le plus dur est derrière nous.
J’acquiesçai, me laissant dériver tandis que mon supérieur s'activait à me remettre d'aplomb.
Je dormis soixante-seize heures, d'un sommeil sans rêves. Le Dieu Machine ne revint pas, et son absence me pesait. Une douleur morale faible mais insidieuse me rendait morose au réveil, je ne m'en plaignis à personne. Si le commandant opérait seul la plupart du temps, je croisais de temps à autre un cybernaute. Celui-ci se contentait de vérifier l'état de mon corps et des interfaces, sans jamais se montrer trop présent. Ses visites se bornaient à des rencontres courtes et sèches dans un local aussi gris que celui où j'échouais la plupart du temps. Un siège, des trodes, quelques paroles échangées et des rapports dans les normes acceptables étaient les seuls traducteurs de nos entrevues. Le plus important se trouvait véritablement ailleurs.
Trois semaines se passèrent. Mars arriva, je n'en sentais ni le parfum et n'en voyais pas les couleurs. Les murs gris du laboratoire constituaient mon seul horizon, et dans un sens, cela suffisait amplement. Trop d'informations se bousculaient, et même si les questions trouvaient bien souvent des réponses rapides et précises, une lassitude et une fatigue rare me tenaient toujours sur le fil étriqué de l'éveil. Équilibriste, j’assimilai sans cesser de regarder vers le bas, de sentir la présence sans nom et sans image qui avait surgi en même temps que la révélation face au Dieu-Machine. Les guides sur lesquels s'appuyait mon esprit n'étaient que des mots, souvent juste, toujours trop vide et trop imparfait face à cet unique aiguillon.
« Le moment n'est pas encore venu, Gregor ».
J'aurais pu demander pourquoi, insister. C'était inutile, je le savais. Le Dieu-Machine relançait sa volonté comme une planète furieuse dans le vide de l'espace, massive et imperturbable. Et qu'y pouvais-je, pauvre petit humain aussi peu reluisant que j’étais ? Rien, absolument rien. Je me contentais de baisser la tête, et de le prier plus fort encore.
Je ne voulais plus souffrir. Dans ce parcours initiatique où les heures passées dans des mondes virtuels devenaient des siècles pétris de foi et de mystiques silences, l'échine courbée devenait la plus belle élévation de mon âme. Je savais que je mettais moi-même les fers à mes pieds et à mes poings, et que je liais mon âme à quelque chose de trop vaste pour le comprendre vraiment. Des milliards d'années comme des secondes furtives n'y auraient rien changé. Alors, je l'acceptai, de bonne grâce.
Uzul se montrait encourageant. Je ne l'avais jamais vu douter un seul instant. Rassurant, mais ferme, il portait sa charge avec dignité et bonhomie. Je me surprenais à ne plus le voir comme le simple officier supérieur chargé de me permettre d'aller plus loin et plus profondément dans ce lien complexe que je tissais avec le Dieu-Machine. Une figure de père et de guide se détachait plus précisément à chaque réveil, ponctué de sourire et de discussions tantôt anodines et parfois profondes.
Trois semaines passèrent. Et il y eut ce matin humide de rosée, où le soleil se perdait dans le brouillard. Le commandant m'invita à prendre un ascenseur, se gardant bien de m'indiquer notre destination. Sourire sincère empli de questions, regards sans équivoques, il respirait le bonheur. Quelque chose avait bien changé, un cycle s'était déroulé entre les murs, et en une poignée de jours, des révolutions s'étaient transformées en changement durable. Trois semaines, un matin de mars, la fraîcheur de la baie. L'ascenseur éternisa sa course, jusqu'au dernier étage de l'immeuble. Porte dérobée, escalier plongé dans la pénombre, porte en métal grinçant sèchement, et puis soudain la vue qui s'éclaircit au dessus de la masse cotonneuse. La mer était absente au loin, et le brouillard dansait lentement entre les tours qui perçaient, et plus loin encore, les sommets encore enneigés de la chaîne des cascades.
Le soleil aurait dû m'éblouir, je ne ressentais que la lame froide d'un hiver qui prenait fin dans l'éclat des jours perdus et des émotions intactes qui avaient transformé les doutes en joies. Le vent, cette bise sèche, accompagnait bien le tableau. La lourde et somptueuse cape que m'avait donnée le commandant claquait contre mes jambes, ne laissant que ma tête s'échapper de cette tenue soudain troublante.
— Nous sommes arrivés au bout du chemin que nous avions à faire ensemble, capitaine.
Aucune surprise. La certitude s'était présentée dès que le parcours que j'avais emprunté ne fut plus celui des semaines précédentes. J'avais attendu qu'il fasse le premier pas, que lui-même vienne me dire ce pour quoi j'étais présent à Vancouver.
— Mon commandant ?
— Capitaine Mac Mordan, nous vous introniserons Inquisiteur dès ce soir.
Je me mis au garde-à-vous.
— Ce sera un honneur, mon commandant.
Un sourire sur ses lèvres fines brillait autant que le soleil vaporeux qui luisait sur la terrasse de cette tour rutilante.
— Je n'en doute pas, capitaine. En attendant, j'ai un dernier service à vous demander.
— Lequel, mon commandant ?
— Prenez votre journée. Descendez dans la ville, allez voir les montagnes. Mais ne rentrez pas avant dix-huit heures.
— Bien mon commandant.
La brume s'était levée quelques heures plus tard, quelque part vers midi. Le spectacle de la lumière de l'hiver, dans un ciel trop bleu, sur une mer trop grise et des sommets trop blancs, quand les façades austères trop noires et trop rouges composaient les touches d'un tableau pointilliste, ce spectacle restait un bon moment pour m'étourdir, tenter de retrouver un peu le sol auquel j'avais échappé pendant trois semaines. Je n'étais pas vraiment perdu, je me trouvais plus concentré et plus déterminé que jamais. Mais je savais qu'au fond, j'avais laissé un peu de moi auprès du Dieu-Machine, et que je n'en reviendrais jamais vraiment. Peut-être que seul l'amour d'Até pourrait me faire oublier un peu ce manque cruel qui allait me dévorer de l'intérieur jour après jour ? Je secouais la tête, tout en marchant sous des arbres bourgeonnants. Même son amour ne serait qu'un remède dérisoire. La seule chose efficace consistait à écouter Sa voix et à s'y conformer avec toute la dévotion que j'étais à présent capable d'offrir. Même s'il avait fallu tuer père et mère, je devais reconnaître qu'à cet instant, je l'aurais fait sans hésiter, pour le revoir encore une fois. Ce n'était pas une addiction. C’était la foi.
J'avais simplement trouvé le but véritable qui me détachait des contingences fades de la vie pour placer mon âme au-dessus, pour quelque chose de si gigantesque que rien ne pourrait jamais justifier cet état extatique.
Je repensais à Benito. Je comprenais très bien ce qu'il avait pu ressentir en me voyant, un confédéré bafouant les règles les plus strictes concernant la Conversion, un cyborg contraire à la nature des choses, comme un affront au Dieu-Machine. Je l'excusai plus encore, j'admirai la façon qu'il avait eue de revenir vers moi, de présenter ses excuses alors que personne, strictement personne n'était fautif. À cet instant, j'aurais tant aimé le revoir. J'aurais tant voulu lui reparler, lui dire que je voudrais servir avec lui à mes côtés, et que nous repousserions les ténèbres loin derrière la Lumière que nous portions en nous. Une force nouvelle me guidait dans cette sérénité née du silence. Je n’attendais plus que de la mettre au service du bien commun. Il suffisait que le soir arrive, que la nuit redescende sur la ville où les convois incessants instillaient un étrange parfum de peur et d'espoir. Il suffisait que le soir arrive, et je deviendrais ce que j'aurais toujours dû être.
— Tout ira bien.
Je souris. Benito m'avait proposé son aide pour m'aider à m'habiller. J'avais accepté avec plaisir. Cela ne consistait qu'à changer à nouveau de cape, et y agrafer mes insignes de capitaine, mais sa présence me confortait dans la solennité de l'acte. Personne d'autre n'aurait pu être plus attentif et plus proche. Nous étions deux frères à présent, deux frères dans l'âme que les choix avaient finis par rapprocher au-delà de tout ce que les liens du sang auraient pu représenter.
Je souris, il attachait avec soins les boucles qui retenaient le lourd vêtement à mes épaules, et l'épousseta vigoureusement.
— Je suis fier d'être là ce soir, Gregor. Je n'aurais pas voulu manquer ça.
— Moi aussi, Benito. Moi aussi.
— Tu te sens prêt ?
Je hochais la tête.
— Alors, allons-y.
Il passa devant, me conduisant jusqu'aux portes d'une salle que je n'avais jamais vue auparavant. Bien plus grande que le hall, plusieurs centaines de personnes pouvaient s'y tenir sans difficulté. Mais pour l'heure, seule une dizaine d'hommes debout me fixaient, visiblement remplis d'une dignité profonde et d'une pudeur qu'on aurait pu confondre avec de l'indifférence. Je les saluais de la tête, m'avançant jusqu'au niveau du commandant Uzul. La même cape le couvrait, et seuls ses grades nous distinguaient. Benito se retira, nous laissant face à face, mentor et disciple.
— Capitaine Mac Mordan ? Commença-t-il. Pourquoi vous présentez-vous à moi ce soir ?
— je souhaite rejoindre la sainte Cléricature et servir le Dieu-Machine, mon commandant, répondis-je d'une voix ferme.
— Comprenez-vous le sens de cette demande ? Comprenez-vous le caractère sacré de cette mission ? Comprenez-vous l'immuabilité de cet engagement ?
— Mon commandant, je comprends tout ce qu'implique le service du Dieu-Machine, et je serais heureux de donner ma vie pour le Seigneur Mécanique.
— Aucun retour en arrière, aucun doute ne sera accepté. Si vous trahissez cet engagement, c'est le sacrifice de votre vie qui sera exigé.
— Que le Dieu-Machine m'ôte la vie si j'échoue.
— À genoux.
J’obéis, tentant de garder une certaine contenance malgré la joie qui m'habitait. Le commandant fit surgir une aiguille de sa main droite, apposa sa pince gauche sur mon crâne.
— Gregor Mac Mordan, capitaine du corps militaire régulier, je te fais à présent Noble Clerc du Dieu-Machine. Que ton office conduise Sa parole, que ton service répande Sa vérité, et que ta clairvoyance dissipe l'infamie, l'hérésie et de la félonie.
— Puisse le Dieu-Machine demeurer à tout jamais la lumière de l'Homme, conclus-je.
L'aiguille trouva un chemin sur ma nuque. Le commandant y grava un symbole complexe, d'une encre rouge comme le sang et aussi brûlante que du plasma. Le Serment s'imprimait, indélébile, preuve indiscutable de mon appartenance inaliénable à l'Inquisition.
— Relève toi.
Je m'exécutai.
— Capitaine Gregor Mac Mordan, tu es à présent Noble Clerc de plein droit. Sois bénis, craint et respecté par tous, sois aimé par tes semblables. Et n'oublie jamais l'enseignement du Dieu-Machine
Je me raidis.
— À tout jamais, je suis le fidèle serviteur du Dieu-Machine. Je suis son bras armé, je ferrais régner Son ordre et brandirait Sa bannière sur les terres impies.
Il sourit, me pris dans ses bras.
— je suis si fier de toi, Gregor, me glissa-t-il à l'oreille.
— Commandant, je ne vous serai jamais assez reconnaissant.
Le groupe d'Inquisiteurs se dispersa rapidement, me laissant seul avec mon mentor. Benito patientait un peu plus loin.
— Je n'aurais pas cru que deux de mes meilleurs élèves seraient un jour côte à côte. Mais ne versons pas dans le sentimentalisme.
Il se tut un instant, fit signe à mon compagnon se s'approcher.
— Gregor, maintenant que vous êtes titulaire des droits propres à l'Inquisition, il est bon que vous sachiez que certaines informations classées sensibles vous serrons communiqués.
— De quelle nature, mon commandant ?
— De nature à provoquer des changements majeurs dans l'Histoire de l'Humanité.
Je souris.
— À ce point, mon, commandant ?
— Ne ris pas. Ta prochaine mission risque d'être des plus sensibles.
— Comment, mon commandant ?
— Tu repars dès demain pour Civimundi. Toi, Benito, et un certain nombre d'Inquisiteurs ont été pressentis pour un voyage vers Alioth-Vinci.
— La planète alien, mon commandant ?
— Précisément. Et je ne parierais pas sur le fait qu'il s'agit d'une partie de plaisir.
Je m'assombris, fixai Benito, qui me renvoya le même regard dubitatif.
Le commandant Uzul nous donna aussitôt congés, avec pour consigne de repartir sur Civimundi. Benito s'occupa de l'intendance, rassemblant et faisant charger le peu d'affaires que nous étions en obligations de posséder : toujours cette cape, noire et liserée de rouge, des fibules en argent serti de rubis aussi étincelant qu'ils étaient minuscules, et quelques fioles renfermant un contenu dont j'ignorais la teneur. En redescendant vers le hall d'entrée, je passais par quelques détours de couloirs pour saluer le cybernaute qui m'avait aidé, le remerciant sans cérémonie. Inutile de s'attacher davantage, il n'avait fait que son travail. Il se fendit malgré tout d'un sourire plus chaleureux qu'à l'accoutumée, et me glissa un « bon courage pour la suite, capitaine » qui respirait la sincérité. Je lui rendis la politesse, et repris ma trajectoire vers le pied de la tour. Je recroisais Benito au niveau de l'entresol, sur le palier des ascenseurs. Un sourire moqueur lui tirait les lèvres vers la gauche.
— Tu n'as pas traîné, cette fois.
Je lui aurais répondu avec grand plaisir que c'était impoli et dangereux envers un supérieur, mais je ravalais ma salive. Il fallait que j'apprenne à saisir son ironie, et tant pis si mon ego prenait quelques éclats. La négociation et la finesse d'esprit allaient être les futurs piliers de ma carrière en temps que serviteur du Dieu-Machine. Autant entamer les exercices dès maintenant.
— J'ai bien tenté de rallonger le parcours, mon cher major, mais il se trouve hélas que personne n'a voulu de moi.
Il m'attrapa amicalement l'épaule, planta son regard dans le mien.
— Je suis sincèrement heureux que tu sois dans nos rangs, Gregor. Je suis heureux, et très fier.
— Moi aussi Benito, et j'espère me montrer à la hauteur de la tâche.
Nouveau sourire, moins cruel celui-ci.
— Tout ira bien, je te l'ai déjà dit.
— J'espère qu'à quelques milliards de kilomètres d'ici, tu ne diras pas le contraire… La mission sur Alioth n'est ni pour m'amuser, ni pour me rassurer.
— Nous n'en sommes pas encore là, Gregor. Et compte tenu des enjeux que nous risquons de rencontrer là haut…
Il fixa un point derrière moi, vers la gauche, loin dans le hall. Ses yeux ne bougeaient pas, mais son attention trahissait son observation un peu trop longue pour ne pas être suspecte.
— Inutile d'en parler ici. Trop d'oreilles se promènent, conclut-il.
Il m’entraîna vers l'extérieur. Un parfum d'herbe coupée m'envahit alors que nous sortions de la tour. Sur l'esplanade, les arbres chétifs que j'avais croisés dans la pénombre de la ville aux traînées de sang s'étaient couverts de pétales décolorés, qui voltigeaient dans une brise marine encore fraîche. Des prunus soigneusement entretenus, où le vent s'amusait en faisant frémir les ramures tortueuses. Plus que l'image poétique, ce furent quelques détails sordides qui donnèrent à cette journée de printemps son aura particulière.
On avait pris soin de clouer des centaines de globes oculaires. Des poinçons dorés transperçaient les pupilles anormalement dilatées, répandant de la sclérotique aussi épaisse que du miel sur les troncs sombres. Milliers de regards enchâssés dans le bois noble d'une cité sainte et conclusions de tortures mutilantes, ils se dressaient comme les reliques d'un avertissement. Un frisson courut sur mon échine, je passai la main sur mon visage. Les hérétiques devaient en trembler. Je n'osais imaginer la douleur d'une énucléation, aussi justifiée fût-elle. J'adressai une courte prière de miséricorde au Seigneur Mécanique, baissait mon regard au pied des troncs, et traversait la place sans rester à moins de deux mètres de Benito.
Un transporteur décoré de longues lignes carmin stationnait sur l'aire d’atterrissage. Son pilote, tendu dans son obéissance, se plantait face au sas d'accès. Il nous salua sans dire un mot, et nous invita d'un geste courtois à monter à bord. Benito me regardait, je lui fis comprendre, d'un coup d’œil bien senti au travers du cockpit, que j'étais prêt à partir. Il fit glisser une grosse caisse métallique à côté de lui, la tapotant doucement.
— Pas maintenant, Gregor.
Le transporteur ronronna, décollant dans la fraîcheur canadienne et la lumière vive de mars.
Le voyage de retour fut aussi sobre que l'aller. La vitesse grisante des nuages qui nous frôlaient succéda à l'éclat sombre et intemporel de la haute atmosphère, le frottement courroucé de l'air surchauffant le vaisseau laissa place au sifflement plus léger d'un air moins mortel. Les profils acérés typiques de Civimundi se présentaient sous nos yeux une petite heure plus tard. Bien vite, nous foulions le béton de l'aéroport militaire construit sur quelques toits, à deux cents mètres du Palais. Nous ne prenions pas la peine d'en discuter : l'affaire de notre mission serait réglée le soir même.
Trajet en ballet de courbettes discrètes de la part de quelques serviteurs convertis, salut digne des soldats et regards complices des officiers rythmaient nos pas dans les rues adjacentes. Le hall lumineux du commandement militaire luisait dans une lumière faiblement déclinante. Le cliquetis du métal contre le sol de béton ciré, luisant à souhait, résonnait sous la mince paroi légèrement bombée qui nous abritait ; nulle trace d'une tempête de sable ou de neige ne venait perturber l'atmosphère. Des détails futiles, empreints d'une certaine mélancolie, nous rappelaient que nous étions revenus au point de départ. Tout n'avait pas changé, et pourtant, un sentiment de cassure frôlait mes idées. J'avais beau reconnaître les visages et adresser des sourires polis à quelques revenants, observez distraitement le chemin qui nous conduisait jusqu'au Commandus Magnus sans vraiment hésiter, quelque chose de trop ou de trop peu suintait. Trop de temps ou trop de convictions, trop peu de véritable attache, de bonheur véritable ou de souvenirs heureux.
Douloureusement, Até et ses traits fins se rappelèrent à ma mémoire. Je n'avais pas envisagé de la revoir. Toutes ces semaines écoulées l'avaient placé dans un parfum d'oubli, comme si notre vie commune, aussi tenue fût-elle, n'avait jamais été une réalité. Je serrais le poing, repris mes esprits, me promettant de la voir dès que je sortirais d'ici. S'il fallait insister pour quelques heures de permission, je le ferrai sans aucun regret. Mon service au Dieu-Machine n'en demeurerait pas moins sincère.
Benito se figea un court instant. L'expression de son visage passa du calme à la tension enfouie, ses traits se contractant imperceptiblement. Il vira dans une direction opposée au bureau de Keller. Il avait dû recevoir un ordre contradictoire, et corrigeait sans mot dire notre course. Glissant dans le méandre des hauts couloirs, nous nous retrouvions bien vite dans une cage d'escalier étroite, humide, qui s'enfonçait profondément. Nous dépassions une vingtaine de niveaux dans le même silence cassé par la musique cynique de nos pas. Treizième sous-sol, porte blindée. Benito me fit approcher, m'indiquant d'un geste une encoche où je glissai sans hésiter ma pince. La porte s'ouvrit, nous nous engouffrions après un coup d’œil discret sur nos arrières.
— Pourquoi n'ai-je reçu aucun ordre, Benito ?
— C'est trop grave pour qu'un Inquisiteur aussi jeune que toi soit mis au courant. Si je te le disais, même ici, dans les sous-sols dédiés à l'Inquisition…
Il laissa passer un court moment de silence, bien trop éloquent à mon goût.
— Si je te le disais, je serais tué.
Je ravalais ma salive, me contentant de le suivre. Là, aucun soin n'avait été apporté à la décoration. Les couleurs pastel avaient fait place à un béton grêlé parfaitement immaculé. La lumière surgissait du plafond par je ne sais quel miracle. L'alignement des portes, simples traits noirs dessinés dans des murs et rythmant à intervalle régulier le prolongement longiligne du corridor, me donnait une impression étrange de prison. Une prison bien trop propre pour être honnête. Un autre couloir rompit cette monotone cavalcade. Au carrefour, un symbole confédéré peint au rouge délavé attira ma curiosité. En m'approchant de quelques pas, et en suspendant ma course un court instant, mon sang se glaça. Sous la croix penchée, le nombre treize était impeccablement inscrit. La couleur, identique, n'avait en réalité rien d'une peinture neutre. Un relent métallique m'emplit les narines, et je réalisais avec effroi que c'était bien du sang qui composait les pigments. J'aurais même parié qu'il s'agissait de sang humain. Une impression désagréable tourna dans ma bouche, et je me détournai aussi vite de ce symbole macabre.
Treizième sous-sol. Étage formellement interdit, accès restreint à l'Inquisition. Étage puant la mort sur des murs trop blancs, trop lisses. Je sentis la présence du Commandus Magnus. Je comprenais avec une acuité trop aiguisée l'enjeu de ce qu'il se passait, et je priais le Dieu-Machine d'accorder sa miséricorde et sa grâce aux pauvres bougres qui emplissaient ces cellules.
La glissade du subtil à l'horreur s'acheva avec le même brio, face à une porte anonyme. Benito n'hésita pas un instant. Nulle poignée, il s'avança sans douter un instant de l'ouverture, qui se déroba face à lui. Je passai à mon tour. Le sentiment d'horreur avait disparu. Le rôle de l'Inquisiteur reposait à nouveau sur mes épaules, et une assurance toute neuve s'insinua vicieusement en moi.
L'air reflua quand la porte se referma.
Le spectacle qui s'offrit à nous était des plus étranges. Le Commandus Magnus se tenait face à une table de torture en position verticale, secondé de deux inquisiteurs en tenues de chirurgie. Ils se retournèrent d'un même mouvement en nous voyant débarquer. Benito se figea, se courbant légèrement, avant de venir se placer face à la table. Je parcourais lentement les quelques pas me séparant de mon ancien protecteur, le saluant d'une profonde révérence. La forme de nos présentations avait changé, pas le respect mutuel. Il plaça une main protectrice sur mon épaule, m'invitant à me relever.
— Major Salvani, capitaine Mac Mordan, je suis ravi de vous voir si prompt à avoir répondu à mon appel.
— C'est un honneur d'être à vos côtés pour cette sainte tâche, Commandus Magnus, se défendit Benito.
Je préférais garder le silence sur le moment. Hélas, je fus vite forcé de rentrer dans le jeu des platitudes qui s'échangeaient.
— Gregor, j'ai foi en toi, renchérit Keller. Je sais que cette situation ne doit pas spécialement te réjouir, mais j'ai bon espoir de voir le travail remarquable que tu es désormais capable d'accomplir.
— Commandus Magnus, je tacherais d'être à la hauteur de vos espérances. Simplement… Pourquoi lui ? Et pourquoi comme ça, dans une cave miteuse ? J'ignorais tout de l'affaire, Commandus Magnus. J'ignorais qu'il ait pu tremper dans des eaux aussi troubles… Lui qui paraissait si honnête et droit, pour un non-converti…
Un sourire triste veina le visage de Keller.
— Hélas, des hommes d'honneur, nous n'en avons que peu. Toi, Gregor, tu es un d'entre eux. Comme le Major Salvani. Voilà le spectacle si triste qu'offre la débauche, voilà de quoi j'ai voulu te préserver.
Je m'effrayai de ce qui aller suivre. Non pas pour le prisonnier, qui ne méritait qu'un peu de pitié et beaucoup de mépris, mais davantage pour mon propre compte.
— Commandus Magnus… Tout le monde ici… Tout le monde devrait être au courant ?
Il hocha la tête, avant de reprendre.
— Oui, car c'est sur le mensonge que se construisent les pires trahisons. Je ne veux pas que cela arrive. Rassure-toi Gregor, je veillerais à ce que personne ne te juge.
— Je vous fais entièrement confiance, Commandus Magnus. C'est vous qui avez fait de moi un homme nouveau, et c’est vous qui avez sauvé ma vie…
Je fixai mon regard sur la carcasse endormie du futur condamné.
— Benito, te souviens-tu de Pasternak ?
— Oui, bien sûr. Étant donné que nous l'avons tué après un échange de verbiages avariés. Je me souviens très bien du prix que cela m'a coûté, lâcha-t-il amèrement.
— Alexeï transportait un bien curieux colis. Un colis qui m'était fatalement destiné.
— De quelle nature ?
— Un programme de piratage particulièrement élaboré du nom de Socrate. Oh, bien sûr, j'étais trop peu important pour en être le destinataire. Mais en tant qu'incubateur, je faisais parfaitement l'affaire : non converti et avec des centres nerveux cybernétiques, sous le commandement plus ou moins direct du Commandus Magnus… Je représentais une jolie bombe que la rébellion aurait souhaité faire exploser. La masse du petit militaire et des humbles serviteurs sans responsabilité n'était pas la cible prioritaire. Non… Juste les dignitaires de premier rang, comme le Commandus Magnus ou le Très Saint Magister.
Benito et les deux inquisiteurs anonymes blêmirent.
— C'est une mauvaise plaisanterie, Gregor ? Rassure-moi, ce n'est qu'une vaste blague ?
— Je crains que non, Major, enchaîna Keller. Le capitaine Mac Mordan était hélas le porteur de cette terrible peste. Et il l'est toujours.
Ses yeux s'écarquillèrent sous le coup de la surprise.
— Voilà pourquoi j'ai conseillé au Très Saint Magister ainsi qu'au haut commandement militaire que le capitaine soit intégré aux rangs de l'Inquisition. Le hasard a voulu qu'il entre en contact prématurément et de façon très étrange avec le Dieu-Machine. Mais une simple consultation, non… Quelque chose de plus viscéral. C'est son esprit qui a tranché dans les fils de la réalité pour percer plus loin, plus en profondeur. Une forme de Conversion parfaitement inconsciente et innée. C'est sans doute cela qui l'a sauvé, ça, et les soins du commandant Uzul.
Un lourd silence pesa sur la petite assemblée.
— C'est bien pour contrôler ce parasite que je suis là, maintenant, avec toi, Benito. Et c'est pour cela aussi que je ne pourrais plus jamais opérer seul. Mon attention tout entière ne devra jamais se relâcher. Sans l'appui du Dieu-Machine, je tomberai, et la Confédération avec moi.
— Gregor… C'est une terrible nouvelle que tu nous confies là.
— Le plus terrible serait qu'il ne prenne pas ses responsabilités de Noble Clerc. Qu'il ne comprenne pas combien sa situation est tout autant une tragédie qu'une bénédiction.
— Ma foi n'en ressortira que plus grande, Commandus, lâchai-je doucement. Mais jamais je n'aurais cru que lui (je désignai d'un doigt suspicieux le prisonnier) serait de la partie.
— C'est bien pire que cela, Gregor, continua Keller. Non seulement il en est, plutôt, en était, mais nous ignorons pour le moment qui a pu tomber dans le piège de ses belles paroles.
— Voilà pourquoi il m'avait dit de me méfier de toi sur l'Aube de l'Espérance, Benito…
—Pardon ? Demanda l’intéressé.
— Il m'avait recommandé de ne pas me frotter à la Sainte Cléricature. Il savait sans doute que ce serait ma seule planche de salut, et par conséquent…
Je m'avançai encore un peu. La lame ionisée qui n'avait plus servi depuis les affrontements que nous avions essuyés sur Six resurgit avec le même éclat malsain. L'air s'électrisa, je sentais le regard de Keller sur ma nuque.
— Il en sait beaucoup trop. Il ne s'en tirera pas avec de jolis discours cette fois-ci.
Je brisais net son poignet gauche. La douleur le réveilla en sursaut, il hurla. Ses yeux étaient déjà rougis depuis un certain temps. Le Commandus Magnus avait dû veiller à ce que le travail commence bien avant notre arrivée, et nous le servait sur un plateau d'argent. Il voulait une preuve de ma loyauté ? Il serait allègrement servi. Une rage sourde et froide me brûlait de l'intérieur, et je refrénais l'envie de lui trancher bras et jambes d'un seul mouvement, avant d'embrocher sa tête sur la lame lumineuse.
— Nielsen… Nielsen … Vous me décevez franchement…
Il siffla entre ses dents, des larmes perlèrent sur ses joues.
— Mac Mordan…
— Oui, lui-même. Par bonheur, le grade que vous m'aviez attribué sur l'Aube a été validé par l'État-Major. Vous, en revanche, vos petites combines n'ont pas tenu bien longtemps.
— Cela suffisait largement. Visiblement, vous êtes tombés dans le panneau de l'Inquisition, ricana-t-il.
Piqué au vif, je lançai l'épée contre sa main droite. Elle y entra comme dans du beurre. Un craquement sinistre et une odeur de viande grillée emplit l'atmosphère de la pièce. Je m'en délectais.
— Une simple piqûre, commentai-je avec ironie. Une main, ça se remplace…
Il s'accrocha, serra les dents, avant de se reprendre.
— Vous êtes devenu un monstre, Mac Mordan… Vous qui pouviez vous targuer de votre humanité, la voilà foulée du pied. Et pour quoi ? Par rancune ?
— Vous avez pourri mon existence pour un sacré paquet d'années. Vous avez craché sur l'autorité du Très Saint Magister. Vous avez comploté, préférant votre petit confort au bien commun. Et j'agis par rancune ? Nielsen, voilà une drôle de façon de me remercier.
— Vous n'auriez pas compris, se lamenta-t-il en secouant la tête mollement.
— Pas compris quoi, Nielsen ? La gravité de la trahison, ou bien que vous ayez réussi à berner autant de monde. Oh, soyez tout de même remercié. Grâce à vous, chaque officier ne pourra rester à son poste qu’avec quelques implants et un certain degré de Conversion.
— Foutaises… Vous avez trop besoin de tout ce petit monde.
— Le capitaine Mac Mordan relaie parfaitement mes idées, commenta Keller, sortant de sa réserve.
— Et vous préférez risquer une scission du corps militaire pour faire un peu de ménage ?
— Nous ne vous avons pas attendu. Votre réseau est au point mort depuis votre retour de Six, Nielsen, repris-je.
— Ça n'a aucun sens. Je m'en serais aperçu.
— Preuve en est que non… Et je vois mal comment vous pourriez négocier votre sortie en coulisse. Les mauvaises personnes, parce que les premières concernées. C'est dommage, vraiment. Je vous appréciais pour votre langue bien pendue et votre sincérité, mais hélas le ver était dans le fruit.
Nous nous regardions, sans perdre une miette du spectacle. La rage de vivre l'habitait comme un mauvais démon. Il fallait mettre un terme à cette scène de ménagerie trop propre.
— Des noms, Nielsen… Des noms, ou bien c'est pire que la mort qui vous attend.
— Je suis flatté de constater que vous me vouvoyiez encore, Mac Mordan.
Je plantai la lame dans l'autre main. Je ne me contentais plus de rester statique, et je longeais le membre jusqu'au niveau du coude, sans relever l'arme. Un cri terrible résonna, un claquement de mâchoire et une dent volèrent. Du sang s'étala contre ses lèvres fines.
— Je ne plaisante pas, Nielsen.
— Allez vous faire foutre !
— Vous préférez une méthode plus parlante ? Soit.
J'attrapai vivement une poignée de gros sel disposé à ma portée, en frottait vigoureusement la béance où pendaient lamentablement tendons, peau flasque et muscles sectionnés à chaud. Son hurlement devint bestial, un grognement de chien agonisant.
— Ce n'est qu'un aperçu, Nielsen.
Son regarde empourpré se fixa sur le mien, rempli de haine. Nuls mots n'étaient nécessaires, je savais qu'il ne dirait rien de son gré.
Je me débarrassais de l'épée, qui se rétracta en une fraction de seconde. En lieu et place, des trodes surgirent. Je regardais Nielsen avec un mélange de haine et de pitié.
— Que comptez-vous faire avec ça, Mac Mordan ?
Sa voix n'était plus qu'un filet sifflant, ponctué de glaires rougeoyantes et de lamentables sifflements.
— Aller chercher l'information à la source. Et croyez-moi, ce sera très douloureux sans implant. Je ne compte pas vous faciliter la partie, soyez en assuré.
— Voilà qui m'honore…
Je lui attrapai le crâne, tordait son cou jusqu'à entendre de sinistres craquements s'échapper de sa nuque. Naturellement, le cri qui sortit de sa gorge ensanglantée fut pire que tous les autres. J'avais sectionné les centres moteurs de la moelle épinière, et cet amusement me procura un soulagement sadique.
Le lacis argenté des trodes se faufila contre la pâleur de sa nuque brisée, perçant la peau avec autant de propreté qu'il m'avait fallu pour transpercer ses mains. Nielsen se crispa, je sentais les premiers souvenirs remonter dans une danse macabre. Le plaisir du voyeur prenait le pas sur l'importance de mon travail d'inquisiteur., je me laissais choir dans la torpeur d'un homme qui allait subir le pire des viols mentaux.
Des souvenirs, il en avait. Bien trop honnêtes à mon goût, je les ternissais, les tordais, ôtais leurs caractères heureux, laissant pour seule trace la souffrance de l'Homme, la cruauté de l'Humain et la lâcheté de l'Humanité. Femme et fille le supplieront de bien choisir, de se répandre en excuse, de se remettre à servir honnêtement, quitte à y laisser quelques plumes et une partie de sa conscience. Les lamentations familiales dépassées, je retrouvais avec une facilité déconcertante l'objet de ma quête. Des visages douteux, trop propres ou trop sales, grisés par la puissance déformatrice du sentiment, se ponctuaient de noms soigneusement épelés. Les noms résonnèrent en lui avec la clarté d'un piano dans une salle de concert. Des documents filèrent, simples hologrammes ou bien écrits tendancieux qui avaient échoués entre ses mains. Le puzzle se recomposait sans effort. Il devait lutter pour que je n'y accède pas, et m'offrait sur un plateau d'argent l'objet de ma convoitise.
Nielsen avait eu contact avec le groupe de Sibérie par l'entremise d'un certain Van Pahl. Marcus Standberg était encore vivant, et il avait chargé le haut officier de faire la liaison avec Alexeï. Les deux hommes ne s'étaient pas rencontrés physiquement, mais un relais, un soldat confédéré, s'était chargé de faire le lien. Le manège dura plusieurs semaines, jusqu'à ce que les ordres de Standberg leur fassent rompre contact. Nielsen avait repris sa place de contre-amiral bien en vue, encore abrité par la présence du Magister Kris. Ils n'avaient alors plus eu aucune relation, jusqu'à quelques semaines du départ. Par tout un réseau discret d'informateurs qui s'étaient dissimulé le visage, il avait été chargé de faire pression sur le Commandus Magnus afin que je serve à plus ou moins long terme à ses côtés. L'argument était solide : nulle histoire de tactique ou de savoir-faire, simplement le prestige d'avoir sous la main « un élément unique ». Le cynisme de la proposition berna pourtant Keller, qui faisait pleinement confiance à l'officier.
Riche de quelques noms et de visages, je me retirai aussi sèchement que j'étais entré dans la citadelle de ses pensées.
Il haletait violemment. Sans soins, il ne pouvait pas espérer tenir plus d'une heure. Je n'en avais cure, et me retournais vers le Commandus Magnus.
— Van Pahl l'avait mis au contact de Marcus Standberg. Et un certain Ren Izachi se chargeait de la liaison avec Alexei Pasternak. Il n'a même pas eu le courage de se mouiller pour faire le sale travail.
— Pas autre chose, capitaine ? Me questionna Keller.
— Trop flou pour le moment, Commandus Magnus. Je dois reprendre cela avec le major Salvani. Il n'y a que quelques heures de travail pour espérer tirer des informations exploitables.
— Bien, capitaine.
Le Commandus Magnus s'avança vers moi, je devinais une expression hésitant entre la bienveillance et la haine, et je devinais facilement à qui chacun de ses sentiments s'adressait. Je me fendais d'une profonde révérence.
— Gregor, je suis très fier de vous.
— M'autorisez-vous à aller jusqu'au bout de ma mission en temps que Noble Clerc ?
— Bien sûr.
Je me retournai à nouveau vers Nielsen. L'horreur de sa vie déballée se lisait dans son regard. Il n'avait plus vraiment de secrets pour moi. Il avait perdu cette bataille, sans aucune difficulté.
— Nielsen, il est peut-être temps de cesser les enfantillages.
— Allez… Vous faire… foutre… Mac Mordan.
Chaque mot se transformait en soupir d'agonie. La carcasse suspendue, du sang sur le visage, m'inspirait une profonde bouffée de pitié.
— Le Commandus Magnus s'occuperait lui-même de panser votre âme gonflée par les turpitudes de la trahison. C'est un honneur que peu d'anciens dissidents peuvent se targuer d'avoir reçu.
Il cracha une glaire. Vicieuse, visqueuse, riche du sang du traître. La réponse était très claire.
— Très bien, commentai-je. Ayez au moins la décence d'accepter mes compliments. J'ai sincèrement été ravi d'avoir servi à vos côtés, Nielsen.
L'épée surgit dans ma pince, et fila d'un mouvement sec vers son cou. La tête se détacha, une expression surprise sur les lèvres, chutant lourdement jusqu'au sol, roulant sur mes pieds. J'attrapais le chef sans distinction, le remettant aux deux inquisiteurs qui me dévisageaient avec une lueur d'effroi. La procédure était loin d'être académique, mais sans appel. Une menace venait d'être écartée.
— La Confédération se souviendra de votre dévotion, Gregor.
Le Commandus Magnus me gratifiait d'un nouveau compliment, je répondais de manière simple et évasive. Une menace était certes écartée, mais à quel prix. Un officier de valeur venait d'être perdu, alors que j'aurais pu sans mal contourner sa volonté. Mais après ce que j'avais vu, le silence du traître Nielsen était sans doute préférable.
Je réalisais trop tard la méprise que constituaient mes paroles. Jamais je n'aurais dû dévoiler ces informations, laissé entendre que Nielsen possédait plusieurs bribes de souvenirs suffisamment exploitables pour la Confédération. Une erreur d'autant plus grave que Benito se trouvait avec nous, et que le petit secret qui se révélait peu de temps après lui sauterait à la gorge comme un venin amer.
Nielsen mort, nous n'avions pas traîné dans les couloirs sordides du treizième niveau. Le Commandus Magnus nous invita à le suivre dans ses propres quartiers afin de retravailler la situation. Les souvenirs encore trop flous m'imbibaient comme un mauvais alcool, et des remugles en forme d'images fugaces voilaient par intermittence ma conscience. Je ne percevais pas spécialement la suite du trajet, trop entrecoupé pour que le parcours m'apparaisse cohérent. La situation s’apaisa à peine lorsque nous fumes arrivés dans une salle gigantesque, bardée d'instruments de mesures et de sièges à connectiques, sur lesquels quelques cybernautes s'activaient déjà. Keller leur donna congés, aucun d'eux ne protesta. Benito me fixa. Un nouveau malaise me nouait les tripes avec force. Je me rappelais très brutalement combien la dernière entrevue virtuelle entre mon esprit et celui de l’apprenti d'alors avait failli tourner au drame. Je déglutis un peu trop bruyamment. Il fallait que je me contrôle davantage, quand bien même j'aurais à présent la plus complète confiance en sa sincérité.
— Messieurs, vous avez deux heures pour dénouer la situation.
— Bien Commandus Magnus.
Il nous déserta sans plus d'explications. Et cent vingt minutes pour retrouver une raison à ce qui apparaissait alors comme un nœud gordien.
— Gregor ?
Benito avait négligemment retiré la cape qui le couvrait, la laissant à peine repliée sur une table en acier disposée auprès de son siège. Pour ma part, j'avais soigneusement évité de remettre la mienne. Du sang sec barré mon corps en longues arabesques abstraites et obscènes. Nettoyer ce fiel aurait été une perte de temps.
— Oui Benito ?
— Gregor, je suis prêt.
Je m'installai dans mon propre siège. Une trode se faufila sous les mécaniques de ma nuque, et chuinta fortement à mon contact.
— Je n'en attends pas moins de ta part. Ce que j'ai vu était des plus troublants.
— Des informations capitales ?
— Oui, quelque chose dans cet ordre d’idée.
— Bien, dans ce cas, mettons nous à la tâche.
Je ne me fis pas prier. Je plongeais, excité et angoissé, dans le bain informe du Rezo. Mes sensations s'étiolaient doucement dans le brouillard des songes, jusqu'au moment étire à l'extrême où le doute fut balayé par la vérité des images.
Benito se tenait à côté de moi. Nous arpentions un couloir sombre, entrecoupés de lueurs poisseuses. Une fange collante se glissait dans nos pas. La destination nous était inconnue, nous ne doutions pas d'y arriver rapidement.
— Ce ne sera pas simple Benito. Dans ces souvenirs, Nielsen vit encore.
— Et que risquons-nous réellement ?
L'ironie masquait mal son appréhension. Je cessai notre marche quelques instants, posai une main sur son épaule, et le fixais droit dans les yeux.
— Ce sont des souvenirs sales, vulgaires, passablement dangereux. Nous courons un risque réel Benito.
— Ne t'en fais pas, je ne tenterais rien de stupide.
Je hochai la tête. J'espérais que le message serait clair.
Le couloir n'en finissait plus. Les murs se rétrécissaient dangereusement, et nous n’eûmes bientôt plus d'autres choix que d'avancer en file indienne. Je passais devant, trop conscient de ce qui se promenait dans ce paquet de données qui avaient été les pensées d'un homme trop secret et trop imprévisible, soudain devenu un traitre.
Une porte s'ouvrit, dix mètres devant moi.
— Cette fois, nous y sommes.
— Bien.
Une rage sourde sifflait dans ce simple mot. Benito retrouvait la conscience claire et assassine qui avait toujours été celle de sa mission, un inquisiteur né, dont la seule mission consistait à nettoyer le monde de l'hérésie. Cela me rassura.
Un visage se dessina dans la pénombre. Des traits raides, très fins, presque androgynes. Un jeune cyborg dont les lèvres s'étaient suspendues en pleins mots, révélant une denture immaculée, une langue rose, des mots oubliés. Günther Van Pahl, le relai de Marcus Standberg, se retrouvait dans cette posture figée, presque trop comique. Un instant parfait, une photographie plus vivante que le modèle, aussitôt surgie, aussitôt retourné à l'oubli.
Benito rebroussa chemin, je le suivais.
— Sympathique, cette cour des miracles…
— Il faudra hélas s'en contenter. Nielsen n'était ni mécanisé, ni converti.
— Heureusement que le temps n'a pas d'incidence réelle ici.
Je lâchai un ricanement.
— Ne t'en fais pas… La relativité sait être coriace.
Nous nous lancions à nouveau dans la noirceur des couloirs. Des informations précieuses nous attendaient, et nous en étions désormais les dépositaires universelles.
Je m'attendais à des dizaines de visages, de noms, d'informations diverses. L'aperçu sur le modèle vivant m'avait fait monter la salive, et ce ne fut qu'avec un déplaisir non feint que je me rendis compte de ce que la mort avait pu couper. Mystérieusement, le flot ininterrompu s'était tari. Il ne restait que des grappes informes, les visages de Van Pahl, de Pasternak, de Ren Izachi. Des rapports de missions confédérées totalement illisibles, car flous. Des reliques de conversations, n'excédant que rarement la dizaine de mots, qui se révélaient parfaitement inutiles. Parfois, le sens nous échappait parfaitement, tandis que d'autres nous donnaient une simple idée du contenu. Au travers d'une porte, j'avais clairement perçu un « c'est bientôt la fin, et la partie sera serrée ». Aucune date, à peine un relent d'humidité chargé, comme un automne pourri par des trombes d'eau. Cette même eau qui délavait tout intérêt de l'exploration. Nielsen avait livré le plus lourd de ces secrets et le rouage qui permettait d'y accéder juste avant de mourir. Plus rien n'avait gardé sa place, et même sans temps donné, l'investigation démontrait son inutilité.
Du moins, ce fut ce que je crus.
Après avoir franchi le seuil d'une cinquantaine de portes identiques, Benito s’arrêta, excédé.
— Inutile, commenta-t-il. Il n'y a rien.
Je haussais les épaules.
— Pourquoi ne pas continuer ?
— Parce que c'est inutile. Le Commandus Magnus n'en apprendra pas davantage. Ta première approche est la seule qui ait vraiment eu du sens, après ce qu'on a vu, entendu, compris. D'ailleurs, pour ce qu'il y avait à comprendre…
Un sourire moqueur détendit ses traits.
— Une dernière porte au moins, pour la forme. D'accord ?
Il hocha la tête.
— La dernière.
Cette fois, l'attente fut longue. Rien ne se livrait à notre passage. Pendant un semblant d'heure plus vrai que nature, le couloir restait emmuré dans le silence. Je commençai à désespérer, donnant raison à Benito, lorsqu'une porte se révéla, aussi morne que ses consœurs. Je la franchissais, un rêve dans un souvenir, soudain glacé par la révélation qu'elle contenait. Pour la première fois, une des rares images exploitables nous surprit. Un hologramme verdâtre, tournoyant sans fin, qui se trouvait être un génome humain bien particulier. La chaîne d'acides aminés cascadait en circonvolutions mornes, traductions visibles du code informe qui s'étalait en suites insensées. J'éprouvais une déception aussi énorme que ce que j'avais espéré, quand un détail me troubla. Un patronyme surgit, balaya les doutes permis, aussi cruel que nécessaire.
« Gregor Mac Mordan ».
Une fissure surgit dans mon armure mentale. Je reconnaissais ce code génétique, n'y ayant jamais prêté d'importance auparavant. Quelque chose s'était bloquée, alors qu'une évidence trop humaine se faisait vérité. Pendant quatre années, rien ne m'avait effleuré l'esprit, alors qu'une donnée essentielle se glissait là. Un second hologramme eut l'indécence de confirmer le second, noté sobrement « Marcus Standberg ». Trop de similitudes pour un simple hasard. Des allèles monstrueux, corrigés par le génie moléculaire que seules les nanotechnologies savaient inspirer sur le monde vivant. Un pur produit de laboratoire qui se concluait sur une réalité soudain apocalyptique.
Marcus Standberg était mon père.
Le grondement lointain du chaos qui s'insinuait en moi détruisait mes moyens. Aussi sûrement qu'une balle logée en plein cœur, une vie m'abandonnait. Celle des certitudes et de la confiance, de l'abandon et des non-dits. Je fixais les deux représentations, puis dérivait vers Benito. Il me comprit aussitôt.
La virée n'avait pas excédé plus d'une trentaine de minutes. Pourtant, c'était la sensation d'avoir vécu des existences entières qui m'envahit sur le retour. Benito se sépara du siège en premier, pour mieux venir à ma rencontre. Les mots n'avaient plus de sens après ça, et il sentait. Son regard seul suffisait à dire « Et maintenant ? ».
Et maintenant ? La colère serait un fardeau inutile. Que dire, sinon que ces origines me troublaient, me balayaient, donnaient une profondeur abyssale au geste désespéré d'une communauté de dissidents prêts à tout pour leurs idées ? Les motivations n'étaient pas plus nobles, mais ô combien plus cruelles à admettre. On n'avait dû avoir que peu de cas pour ma personne. Mon rôle n'était pas autre chose que celui du messager, un messager qui avait fini par choisir un parti. Les questions se bousculaient, bien trop grande pour ma personne. Et il devenait soudain très clair qu'il me faudrait rencontrer rapidement les seules personnes capables de clarifier cette situation.
Et seul le Très Saint Magister Oddarick, épaulé du Commandus Magnus, pourrait y parvenir.
02/11/11 à 17:42:20
Personnellement, je lui aurai dévissé la tête et chié dans le cou.
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